Nous n’avons pas numérisé.

Nous refusons de l'admettre, nous avons passé plusieurs jours dans le doute, à essayer de trouver des solutions pour répondre à ce que l'association voulait. Nous avons même entamé le développement d'une nouvelle version de notre application Bild. Nous, qui faisons des solutions numériques, nous n'avons pas compris que parfois, le papier fonctionne mieux que le numérique.

“J'imagine qu'il est tentant, si le seul outil dont vous disposiez est un marteau, de tout considérer comme un clou” (Abraham Maslow en 1966).

Nous ne ferons pas Bild. Non pas par manque d’envie, mais par volonté de ne pas mettre en danger des enfants, de ne pas créer des coûts inutiles à une association éthique et de rester dans une volonté de low-tech.

Nous n’avons pas numérisé.

Ce document existe pour partager notre expérience et nos idées sur ce sujet. Nous racontons notre parcours dans l'ordre chronologique en y décrivant les problèmes qu'on a rencontrés. Nous espérons que notre expérience pourra aider d'autres personnes à se questionner sur la numérisation ou à leur fournir des outils pour le faire.

Cette expérience transmédia, publiée sur nousnavonspasnumerise.mmibordeaux.com, a été conçue par ALEXANDRU Coralie, DAGUET-KARGL Simon, GUILLAUME Emma, LEFORESTIER Loïc, LEMENNICIER Naëlle, MARCHAND Matthieu, NAGO Jason, NGUYEN Phuc et PROUST Arthaud.

La version imprimée a été générée avec Paged.js - lien externe.

Une grande partie des recherches dans le Chapitre 3 a été sourcée à l’aide du site de Cairn - lien externe.

La rédaction de l'expérience a pu être menée à bout grâce à l’association P’tit Dom, un grand merci pour leur patience et leurs réponses à nos questions.

Un grand merci à toutes les personnes qui nous ont aidé à constituer ce retour d'expérience. Merci pour votre disponibilité et pour vos précieux conseils.

Une production MMI Bordeaux - lien externe

Table des matières

Chapitre 1 : Nous devions numériser

Mars 2023. Début de l’atelier workshop dans la formation Métiers du Multimédia et de l’Internet (MMI) à l’IUT Bordeaux Montaigne. MMI est une formation qui pousse ses étudiants à réfléchir sur les outils numériques actuels, et à être capable de proposer des solutions graphiques, numériques et stratégiques qui s’articulent sur des ateliers. Workshop est l’un de ces ateliers. Il s’étend sur 2 semaines et a pour but de pousser les étudiants à produire un projet utile, faisable et qui n’a jamais été réalisé. Dans le cadre de cet atelier, différents acteurs peuvent venir proposer des projets ou évoquer des problématiques auxquelles les étudiants peuvent choisir d’y apporter une réponse. Ce fut le cas de l’association qui a contacté notre groupe.

Nous avons été contactés par une association fondée par des parents d’enfants qui ont un trouble du spectre de l’autisme (TSA). Elle se situe à Bordeaux et compte 7 employés et s’occupe d’une vingtaine d’enfants qui ont entre 3 et 15 ans. Elle forme aussi plusieurs bénévoles qui travaillent avec les enfants. L’association compte aussi dans ses salariés une psychologue qui travaille avec les enfants selon la méthode ABA (Applied Behaviour Analysis, ou analyse comportementale appliquée). Pour cela, les bénévoles et salariés réalisent des exercices avec les enfants dans des séances plusieurs fois par semaine. L’association ne reçoit que les enfants qui sont déjà diagnostiqués. Lors des premiers entretiens, la psychologue établit un programme pour l’enfant sur deux semestres basé sur cette même méthode.

La méthode ABA se base sur des compétences à obtenir avec et sans supports visuels1 .

Compétences avec support visuelCompétences sans support visuel
Dénomination (“Qu’est-ce que c’est ? / “Qu’est -ce que tu vois ?/ “C’est quoi ?”, …)Imitation motrice (“Fais pareil”, “Fais comme moi” - gestes moteurs globaux, gestes moteurs fins : lever les bras, applaudir, lever et plier l’index, faire V de la victoire, …)
Désignation “Lequel aboie ?”, “Lequel tu peux boire ?”, (“Montre ….”, “Il est où …”, “Montre moi celui qui est rouge”, …)Imitation verbale (répéter le son, la syllabe, le mot produit par l’adulte : “Dis …..”, …)
Appariement (“Mets avec le même”, “Qu’est -ce qui va avec …”, …)Demandes (faire des demandes pour obtenir/refuser quelque chose, demander de l’aide, demander des actions “ouvre”, “donne”, …)
Tri (couleurs, formes, catégories, …)Répondre à des questions/compléter des phrases (“Comment tu t’appelles?”, “Qu’est-ce qui brille ?”, “Quand on a froid on met un …”, “On s’asseoit sur une …”, …)
Habiletés sociales (émotions : photos, vidéos, les cercles sociaux/ les règles morales, les etc. ) comportements non verbaux de communication, …)Habiletés sociales (jeux : attendre son tour, poser des questions, imiter, répondre à des questions, etc etc/ interpeller un adulte/ pair, l’attention conjointe, …)
Lecture (lettres majuscules, minuscules, mots, phrases, …)
Maths (les chiffres de 1 à …, nommer, désigner, reconnaître les différentes représentations : chiffres, constellations de dés, les doigts, etc., associer un chiffre à une quantité, … )
Écriture (passer sur les pointillés ou recopier des formes, lettres, mots, …)

Lors de la préparation d’une séance, la psychologue prépare une fiche de suivi pour celle-ci qui se présente comme ceci :

Fig. 1 : fiche de suivi d’un enfant de l’association

Le programme d’apprentissage décrit les compétences à travailler pour la séance, et l’objet spécifique sur lequel elle sera travaillée. Elle comprend à la fois des compétences visuelles, telles que PV-A, qui correspond à perception visuelle et appariement et des compétences non visuelles comme Mands à demande et RA pour réponse à un adulte. Dans les remarques, ITT (Intensive Trial Training) correspond aux phases de travail sur table, où l’enfant et l’adulte travaillent des compétences de façon intensive et avec des renforçateurs positifs. NET (natural environment training) est au contraire un apprentissage en environnement naturel et non structuré2


Sur une séance, les exercices doivent être répétés au moins 5 fois. La cotation permet de suivre la progression de l’enfant sur cette compétence. S’il réussit un exercice sans aide, une case est cochée sinon un “G” est inscrit pour “guidé(e)”. Cela signifie que l’adulte a dû guider l’enfant dans l’exercice. Pour considérer qu’une compétence sur un objet est acquise pour un enfant, elle doit avoir 80% de réussite sur 3 séances d'affilée. Pour communiquer cela, les salariées, bénévoles et la psychologue notent sur le côté de la feuille le nombre de fois où la compétence a été réussie, jusqu’à ce qu’elle soit considérée comme acquise.

Pour préparer une séance, les bénévoles travaillent avec des supports physiques. Dans ces supports se trouvent notamment des cartes avec des images dessus.

Fig. 2 : image utilisée pour les ateliers

Ces images permettent de réaliser certains exercices qui nécessitent des supports visuels lors de la phase ITT. Chaque enfant se voit associer un classeur et un bac où sont rangés respectivement leurs fiches de suivi et les supports visuels.

Le déroulé d’une séance se découpe en deux étapes qui se répètent. Une première en NET qui se déroule dans un espace de jeux et une deuxième en ITT. Le déroulé de ces deux phases se fait dans un travail de compétences intensives et répétitives. Par exemple, plusieurs images sont placées sur une table devant l’enfant, et l’adulte demande à celui-ci de désigner l’image de la table ci-dessus. Si l’enfant y arrive seul, l’adulte coche une case de la feuille de suivi, sinon il le guide pour qu’il y arrive et marque un “G”. Cette description se déroule sur un temps entre 5 et 10 secondes, et sont après répétées.

Les acronymes au dos de l’image correspondent aux différentes compétences. Le point rouge est mis lors de la création de la carte pour signifier qu’elle est non acquise et le vert lorsqu’elle a été acquise. A la fin de la séance ou durant celle-ci, la fiche de suivi est complétée et les cartes sont actualisées. La fiche de suivi est ensuite rendue à la psychologue qui s’en servira pour préparer la suivante.

Les images sont rangées dans deux pochettes différentes, une pour les acquises et une pour les non acquises. Dans une séance, 80% des images proviennent de la pochette acquise et le reste de la pochette des non acquises. Finalement, lorsque des compétences sur un objet sont validées, elles sont renouvelées par la psychologue.

L’association nous a expliqué qu’ils utilisaient des images pour réaliser leurs exercices visuels. Ils les impriment et les plastifient. Les bénévoles et salariées se relaient une demi-journée par semaine pour les préparer, ce qui représente une importante perte de temps. Chaque enfant a plusieurs centaines de cartes qui lui sont associées, et les bénévoles et salariés doivent créer des nouvelles cartes chaque semaine. La psychologue estime qu’il y a plusieurs dizaines de cartes imprimées, mais que le flux varie en fonction des semaines. Pour donner un ordre de grandeur de la quantité de papier et de plastique utilisés par semaine, nous avons estimé à un besoin de 50 nouvelles cartes par semaine. Ce qui représente x quantité de papier et plusieurs heures qui pourraient être consacrées aux enfants.

L’association nous avait bien expliqué, et nous avions pu nous rendre dans leurs locaux pour s’en rendre compte, la raison de la grande quantité d’images imprimées chaque semaine était dû à la nécessité de personnaliser les paquets d’images pour chaque enfant. Trouver une alternative à ce jeu d’images physique paraissait alors primordial.

En MMI, nous travaillons au quotidien sur des outils qui permettent de créer des solutions numériques. Lorsqu’un acteur vient nous voir avec un problème, numériser paraît être une évidence. Ça ne l'était pas que pour nous en tant qu’étudiants, mais aussi pour l’association et nos professeurs. C’est ce que nous avons fait. Nous avons numérisé une première application, intitulée Bild.

Pour pouvoir personnaliser Bild avec un degré de profondeur suffisant pour chaque enfant, cela nécessite de rentrer dans des données sensibles et très personnelles, comme la progression de l’enfant, son nom et prénom, et les capacités qu’il maîtrise sur les différentes cartes. Ces informations,dans le cadre de l'association, sont alors considérées comme des données de santé.

C’était la première fois que nous nous confrontions aux données de santé et celles-ci ne peuvent pas être traitées de façon négligée. En effet, elles sont encadrées de façon stricte par la loi, et nécessite une attention toute particulière lors du développement de l’application et du stockage de celle-ci qui dépassait notre projet étudiant. Se lancer tout de même dans une application personnalisée aurait pu exposer les enfants à différents dangers. C’est pour ces raisons que nos professeurs nous ont imposé de ne pas stocker ces données en ligne et de nous rabattre sur une solution locale. Nous nous sommes alors demandé s’il était possible de contourner un stockage en ligne tout en conservant une personnalisation profonde de l'application. Mais ces interrogations nous ont amené à nous rendre compte que cela complexifierait l’application et la rendrait inutilisable. Finalement, nous avons décidé d’oblitérer la possibilité de sauvegarder plusieurs profils d’enfants sur l’application. L’application finale, Bild, permet aujourd’hui de créer des paquets avec des noms, d’y ajouter des cartes que nous avions fournies et de sauvegarder ces cartes sur l’appareil. Elle se concentre sur les exercices de dénomination et désignation. Par cette alternative, nous espérions alors répondre au besoin principal de ne plus imprimer d’images.

Chapitre 2 : Nous n'allons pas numériser

À la fin des deux semaines du projet Workshop 2023, nous avons testé notre application avec les enfants et les salariés. Celle-ci fonctionnait et permettait de réaliser certains exercices et de pratiquer plusieurs compétences testées sans n’avoir aucune image stockée en ligne associée à un enfant. Après ces tests, nous pensions que l’application allait au moins pouvoir remplacer ceux-ci et réduire la quantité d’images à imprimer.

Six mois après l’atelier, deux membres de notre groupe ont repris contact avec l’association. Nous voulions savoir si elle avait pu utiliser l’application et nous apporter des retours plus concrets. Cependant, après quelques échanges, nous nous sommes rendu compte que celle-ci n’avait jamais été utilisée par les salariés et bénévoles ! Nous avons récolté des retours et nous nous sommes rendu compte que nous avions sous-estimé les besoins de l'association sur leur nécessité de personnaliser les cartes. Sans baisser les bras, nous avons acté qu’il fallait reprendre l’application au prochain Workshop pour définir les besoins et améliorer Bild pour la rendre utilisable.

Une année scolaire s’est écoulée depuis la fin du premier Workshop avec le constat de l’inutilité de notre application. Avec un nouveau groupe, nous avons donc pu reprendre le projet Bild avec la structure pour cette nouvelle édition de l’atelier. Nous avons décidé de reprendre le projet et de l’améliorer, avec la certitude d’avoir saisi cette fois-ci les besoins de l’association et de pouvoir y remédier. 

Par soucis de temps, l’ancienne équipe chargée du projet Bild a travaillé sur un MVP (Minimum Viable Product) et a retranscrit uniquement deux compétences sur les huit. Les compétences à obtenir avec un support visuel pour chaque enfant. C’est de là que le problème survient. Lors des tests, les accompagnateurs ont eu de nombreux freins pour mener à bien tous les exercices concernant les compétences avec un support visuel.

Dans le but d’acquérir le plus d'informations, l’année dernière, l’ancienne équipe a fait plusieurs tests utilisateurs. De nombreuses vidéos ont été prises. L’une des vidéos retranscrit la méthode ABA exercée par une accompagnatrice avec des cartes en papier.

Fig. 3 : images utilisées pour les ateliers.

La retranscription vidéo du processus valide que même pour un MVP, il était impératif de numériser les 8 compétences évaluées avec un support visuel. Ce n’était pas tout. Le groupe actuel lors de son observation a constaté d’autres besoins plus spécifiques que les précédents. L’association avait besoin de lier un profil d’apprentissage unique pour chaque enfant et par conséquent d’avoir la possibilité de créer des cartes uniques. Par exemple, l’enfant A a besoin de trier des couleurs et l’enfant B a besoin de renforcer le processus d’apprentissage pour se laver les mains. De ce fait, il serait impossible d’avoir un profil pour les deux enfants.

Nous pouvons conclure que les deux besoins principaux relevés étaient d’avoir une banque d’image facile d’accès et personnalisable pour éviter de faire des recherches sur Internet et de retranscrire numériquement les compétences enseignées avec un support visuel.

Au départ, une idée simple : simplifier les processus d’évaluation en numérisant nos cartes pour aider les enfants autistes à mieux communiquer. Lors du premier Workshop, nous n’avions pas envisagé les complexités que cela engendrerait.

Stocker des données de santé pose plusieurs problèmes que nous n’avions pas autant anticipés.Tout d’abord, en termes de sécurité et de confidentialité, une donnée de santé contient des informations personnelles et sensibles, comme les détails intimes des soins, des antécédents médicaux et de l’état de santé général des personnes. La compromission de ces informations peut avoir de graves conséquences sur la vie privée des individus.

De plus, des lois strictes régissent la façon dont ces données sont collectées, stockées et utilisées. La violation de ces lois peut entraîner de lourdes sanctions. Les données de santé sont également souvent ciblées par des pirates informatiques. Toutes ces raisons demandent des mesures de sécurité supplémentaires coûteuses et complexes.

Nous avons essayé de contourner cette problématique en anonymisant ou pseudonymisant les données des enfants. Malgré nos efforts, la première méthode ne répondait plus aux besoins de l’association et la deuxième ne respectait pas les lois relatives à ces données.

Au-delà du domaine légal, il réside un questionnement éthique : voulons-nous réellement mettre en danger les données de ces enfants ?

Finalement, les contournements que nous avons tenté de mettre en place ne nous permettaient pas de rester en accord avec la loi tout en satisfaisant les besoins de l’association.

La gestion des données de santé à deux coûts principaux : l’hébergement des données sur une solution sécurisée et la maintenance de l’application pour éviter les failles de sécurité. Il faut ajouter à ceci le coût matériel des tablettes utilisées pour accéder à l’application et prévoir la réparation et le rachat du matériel lorsque ce dernier est usé.

Pour empêcher les fuites de données, une mise à jour régulière de l’application est nécessaire. Ce travail nécessite la mise en place d’une veille et d’un temps alloué à l’actualisation des couches applicatives. D’après les prix du marché, le tarif journalier est de 500 euros pour une prestation qui répond à ces besoins. Nous avons estimé à 2 jours de travail par an le temps nécessaire à la maintenance, soit un budget total de 1000 euros par an. 

Pour l’hébergement des données, nous avons étudié les prix de Scalingo, une solution française homologuée dans les services web de gestion de données de santé.

À partir de l’offre minimale de Scalingo et le coût de l’hébergement de l’application, le coût total est estimé à 400 euros par an. 

À partir de cette base, nous estimons à environ 2000 euros le budget à allouer annuellement pour maintenir l’application Bild. Cette estimation inclut une marge d’erreur permettant d’anticiper les évolutions des prix des serveurs et l’augmentation des tarifs des prestataires.

Fig. 4 : Capture d’écran des plans de Scalingo pour ses serveurs

Il reste des coûts à prendre en compte qui sortent du cadre de l’application. Aujourd’hui, l'association possède 2 tablettes dans ses locaux mais reçoit 4 enfants simultanément par jour. Même en ayant réussi une numérisation qui répond à tous les besoins de l’association, celle-ci ne pourrait pas l’utiliser avec tous les enfants. Elle devrait continuer à utiliser des jeux de cartes pour la moitié des enfants. Il faudrait donc additionner les coûts actuels que dépense l’association avec le papier et les ajouter à ceux que nous avons calculés pour l’application. 

La psychologue nous a expliqué que de nouvelles tablettes allaient être achetées. Malgré cela, il faut prendre en compte le coût en temps pour faire une transition du papier au numérique pour l’équipe et les enfants. En effet, il est envisageable que tous ne soient pas à l’aise numériquement et que la solution devienne une perte de temps. Finalement, il n’est pas si évident que l’application soit plus simple d’utilisation pour tout le monde que du papier.

Après leur avoir présenté les coûts potentiels, l’association nous a répondu qu’elle ne pouvait pas débloquer ce budget, ce qui a arrêté toute possibilité de terminer le développement de l’application.

Plongés dans le déni, nous avons passé plusieurs jours à nager dans le doute et à trouver des concessions pour espérer répondre à la demande initiale de l’association. Nous avions commencé à concevoir une seconde version de Bild avec des profils et à développer celle-ci. Nous, qui faisons des solutions numériques, n’avons pas vu tout de suite que la solution papier était meilleure qu’une numérisation abusive.

“J'imagine qu'il est tentant, si le seul outil dont vous disposiez est un marteau, de tout considérer comme un clou” (Abraham Maslow en 1966)

La question des données de santé a servi de déclic pour passer le pas. Nous ne ferons pas Bild. Non pas par manque d’envie mais par volonté de ne pas mettre en danger des enfants, de ne pas créer des coûts inutiles à une association éthique et de rester dans une volonté de low-tech. 

Pour toutes ces raisons, nous n’avons pas numérisé.

Ce document existe pour partager notre expérience, notre point de vue et les recherches que nous avons regroupées sur ce sujet. Il retranscrit notre cheminement de façon chronologique et en tentant de décrire au mieux les problématiques rencontrées, malgré la multiplicité de nos points de vue. Nous espérons que notre expérience servira à d’autres, et leur permettra de se questionner sur la numérisation ou d’y trouver des outils pour le faire.

De nombreux professionnels travaillent au quotidien sur le sujet de la non numérisation et de la dénumérisation. Nous nous sommes servis de leurs recherches pour argumenter nos propos et nos réflexions sur notre expérience. La dernière partie de ce livre regroupe ces recherches et explique leur utilité dans notre projet. Nous vous invitons à la consulter si vous souhaitez entendre les points de vue des professionnels sur notre travail. Vous pourrez aussi y trouver des outils pour évaluer la nécessité d’une solution.

Autopsie

Avec des études ou recherches psychologiques et scientifiques, nous pouvons constater que concevoir une application est bénéfique pour l’apprentissage de l’enfant selon certaines conditions que nous allons relever ci-dessous.

L'utilisation d’une tablette numérique est bénéfique avec une situation d’apprentissage comme l’ABA, basé sur le conditionnement classique, qui fonctionne pour avoir des réponses d’entrée et de sortie simples. De plus, disposés à l’enfant autiste, une solution internet, comme dirait VIROLE Benoît, dans « Autisme et tablettes numériques », Enfances & Psy: une  “À notre sens, la possibilité de disposer d’un accès à Internet à l’intérieur d’une prise en charge éducative ou thérapeutique d’une personne autiste dépasse le simple gain technique: elle est constitutive d’un nouveau rapport à la personne autiste, rapport ouvert vers le monde, et triangulant la relation avec elle par la présence d’une réalité culturelle et sociale partagée.” 


L’attention divisée est un moment critique lors de la phase de découverte de l’apprenant pour apprécier ses premiers pas. Pour éviter une charge cognitive trop importante, l’accompagnateur doit toujours faire attention à garder le focus de l’apprenant sur l’élément dont il a besoin d’apprendre. Le support physique de la tablette et l’interface utilisateur de l’application limiteront le focus de l’enfant sur l’écran lors des exercices. Les éléments perturbateurs en dehors de la tablette seront limités par les exercices physiques qui n’ont pas besoin de support visuel.


Les écrans étant conçus pour une compréhension instantanée, évitant ainsi une exploration visuelle prolongée, leur utilisation à des fins d’apprentissage pour les enfants autistes est adaptée. 


Benoît Virole explique que : “L’espace écran d’une tablette est adapté à la taille du spot attentionnel et évite une surcharge en mémoire de travail séquentiel (pas de trop longue poursuite oculaire). Les enfants autistes peuvent avoir une vision complète de l’écran sans être perturbés par des stimuli externes. [...] les écrans des tablettes se sont ainsi révélés, par l’usage, remarquablement adaptés aux possibilités de traitement visuel des personnes autistes .” 

Ce n’est pas tout. Pour rappel, la méthode ABA est une approche qui vise la modification du comportement via le renforcement. Si l’attention de l’enfant est maintenant limitée, la charge cognitive quant à elle est toujours présente. Avoir la possibilité de réutiliser aléatoirement et rapidement des compétences acquises allège l’enfant dans son apprentissage pour réduire au minimum les actions ou les processus de pensée de l’enfant. Réutiliser permet d’éviter une extinction et renforce l’apprentissage de l’enfant. 

Fig. 4 : Courbe d’oubli, Ebbinghaus, "Uber das Gedächtnis", Duncker et Humblot, 1885

L’application peut permettre aux accompagnateurs de réduire leur friction dans la recherche des compétences déjà acquises par l’enfant en proposant une solution efficace et efficiente. Cependant, les compétences retranscrites sur l’application seront uniquement celles qui ont besoin d’un support visuel. Ce qui nous emmène sur l’obligation d'une coexistence avec le papier.

Même en leur livrant l’application, l’association ne jettera pas ses cartes pour autant. De toute manière, ils garderont leur imprimante et leurs tablettes existantes. Il y aura une coexistence des deux solutions proposées, le papier et l’application. Le nombre de tablettes (2 tablettes dont une abîmée) ne permettant pas à l’heure actuelle de passer au tout numérique avec l’application, les cartes continueront d’être imprimées. En apportant l’application à P’tit Dom, l’idée serait pour l’association, au moins dans un premier temps, de passer certains enfants, qui seraient les plus à l’aise, au numérique.

Une solution personnalisée pour chaque enfant

Un des avantages de la coexistence du papier et de l’application serait la prolongation de la durée de vie des appareils numériques ainsi que des cartes, en réduisant leur utilisation.

Il existe une idée répandue selon laquelle il y aurait 3 types de mémoires différentes dans la population8 9 10 :

Aucune étude n’a jusqu’ici réussi à prouver cette hypothèse, cependant il existe des perceptions préférentielles, qui fonctionnent ensemble, en plus ou moins grande harmonie, selon les individus et les apprentissages.

Si l'on opte pour une seule solution, qu'il s'agisse des cartes papier ou d'une application, cela ne conviendra pas à tous les enfants. Chaque enfant est différent et a sa propre manière d’apprendre. Il serait plus avisé de ne pas chercher à faire correspondre un enfant à une solution spécifique, mais plutôt d'adapter la solution à chaque enfant.

La possibilité d’avoir les deux solutions est aussi bénéfique pour le personnel de l’association. Si l’un des bénévoles rencontre des difficultés avec le numérique, il pourra continuer d’utiliser les cartes au format papier pour réaliser les exercices avec les enfants.

De même, certains enfants ne connaissent les exercices qu’au travers des supports physiques. ils pourraient être déstabilisés de changer totalement de support. La coexistence des solutions peut être utilisée comme transition vers le numérique et l’application pourrait aussi être une approche pédagogique supplémentaire pour les enfants. La multiplicité des solutions renforce la courbe d’apprentissage des enfants 11 12.

Une double contrainte pour l’association

Des coûts importants, payer l’application, continuer à payer les imprimantes en partie. Une complexité accrue, avec une coordination entre physique / numérique, la formation des intervenants aux deux solutions, la retranscription des compétences de l’enfant de la tablette au papier et inversement.

Toutefois, la coexistence des solutions présente aussi des inconvénients. La coexistence des deux solutions implique des coûts papier et numérique. Les coûts seront à calculer en fonction des utilisations des cartes physiques (imprimante, encre, papier, CF ACV papier/tablette ) ainsi que de l’application en même temps (tablettes supplémentaires éventuelles, maintenance, CF ACV papier/tablette ) et de la part de leur utilisation d’une solution par rapport à l’autre. La mise en place et la gestion de cette coexistence des solutions peut également apporter une complexité supplémentaire. En nécessitant la coordination entre le physique et le numérique, il faudra également former les intervenants à la fois à la solution papier et à la solution numérique.

Un autre désavantage est la gestion des compétences des enfants. Chaque enfant a son propre paquet de cartes avec, au verso, la progression actuelle de ses compétences. Au fur et à mesure des séances, les compétences de l’enfant évoluent et il faut régulièrement remettre à jour le verso de la carte. La coexistence des deux solutions implique la retranscription des compétences de l’enfant de la tablette au papier et inversement. Ceci peut entraîner des erreurs et des oublis lors du changement de support.

Un autre numérique

Durant plusieurs jours, nous avons tenté de faire une ACV (analyse du cycle de vie). Nous voulions comparer le coût écologique et économique entre l’application et les cartes. Après de multiples calculs, nous sommes parvenus à la conclusion que nous n’avons pas assez d’informations précises pour continuer. Que cela soit pour le modèle de tablette, d’imprimante, de plastifieuse ou encore de feuille utilisée, nous n'avions pas les références précises. Nous avons donc dû faire beaucoup de suppositions tout en essayant de ne faire de croix sur aucune possibilité. Nous avions 4 analyses différentes seulement pour les feuilles de papier, en faisant plusieurs hypothèses sur le type de grammage utilisé ou encore si les feuilles étaient recyclées. Un simple calcul sur les besoins en eau d’une feuille de papier s’est transformé en un véritable parcours du combattant. Beaucoup de contradictions entre les différentes sources et des résultats trop peu précis. Nous avons donc pris la décision d'arrêter cette ACV pour ne pas tomber dans le faux et rester transparent.

Claire d'Hennezel est professeur certifié en Économie, gestion, droit et Docteur en Sciences de l'information et de la communication et exerce à l'unité Bordeaux-Montaigne et au laboratoire MICA. 

Durant ce projet, Claire nous a aidé à comprendre ce que sont les données de santé et leurs enjeux. Nous avons pu nous documenter sur le RGPD et la CNIL grâce aux ressources qu'elle nous a fourni.

On pourra toujours collecter des données

Groupe
On s'est demandé à quel point on pouvait collecter les données ?

Claire
Les législateurs qui ont rédigé le RGPD ont préservé un espace de liberté pour justement permettre de continuer à exploiter les données.

La collecte de données dans le but de la recherche scientifique est un élément extrêmement important. On ne peut pas se passer de la collecte des données. Et ces processus-là ont pour objectif de permettre à des champs d'activité de continuer à exercer avec un système simplifié. Le RGPD permet de conserver la possibilité de collecter des données pour faire des enquêtes 

Les fuites de données ont des conséquences

G.
Est-ce que vous auriez des exemples concrets de conséquences lors de fuite de données médicales ? 

C.
Alors j'ai un cas en tête, il s'agit d'une société d'optique qui vend des lunettes et dont le site Internet était mal sécurisé. Les patients fournissaient des données médicales puisque ce sont les mesures des déficits visuels constatés par ordonnance par un médecin. Certains clients s'étaient rendus compte qu'en changeant le numéro de client, ils pouvaient accéder à des dossiers de personnes tierces. Ce site ne répondait pas aux conditions de sécurité qui doivent être là dès la conception du site, donc ils ont été condamnés. C'est une des premières condamnations mais l'amende était de 700 000 euros pour la société. Il faut savoir quand même que la CNIL ne donne pas tout de suite une amende. Elle avertit, elle conseille.

Il faut aussi évoquer il a été prouvé qu'on pouvait identifier des personnes à partir d'un faisceau de données, dans lesquelles il n'y a pas nécessairement l'identité de la personne. Malgré le RGPD, avec le nombre, la quantité et la diversité des données comme la géolocalisation, les cookies, etc, on peut finalement cerner une personne. Et quel est le problème ? Ces données, quand elles sont collectées, peuvent être revendues. On sait bien que c'est une activité lucrative pour certains GAFAM qui vivent de cela. Il faut se poser la question de savoir qui est intéressé pour acheter ce type de données, par exemple des assurances, des mutuelles de santé, etc.

Le RGPD s’applique qu’importe la manière de collecter les données

G.
Une autre constatation de notre part, c'était qu'au final le RGPD ne s'appliquait pas qu'à une collecte numérique, mais que toute collecte, même physique, est soumise à cette sécurisation, cette information des utilisateurs, des usagers. Est-ce que vous pourriez nous en dire plus à ce propos ? 

C.
C'est vrai que quand on pense au RGPD, on a plus à l'esprit cette dimension de collecte numérique, mais ce texte s'applique à tout type de collecte de données. 
Que ce soit des collectes en format papier, où les gens complètent des cahiers, il y a eu des condamnations, mais également, et parfois ça ne saute pas non plus à l'esprit, quand on filme des personnes, on collecte le visage qui est une donnée personnelle. 
Et cette notion de donnée personnelle est importante aussi parce que, que ce soit à titre personnel ou que ce soit même parfois de la part des professionnels, ils n'ont pas le sentiment d'être exposés à une collecte.

Le RGPD est tentaculaire

G. 
Il faut mettre en place les moyens nécessaires pour assurer la sécurité. Donc là, nous avons dans notre cas évalué les différentes solutions proposées, notamment par Scalingo. Ce sont des hébergements de données de santé certifiés. Nous nous sommes même posé la question si, en tant que prestataire, nous n'avions pas nous-mêmes à passer la même certification ? 

C. 
Ça peut être intéressant si vous vous spécialisez dans la collecte de données à caractère sensible. Par exemple, des cas comme Doctolib, etc. , qui sont des applications de collecte massive de données médicales, de données de santé, eux ont les certifications et je ne les connais pas, mais je suis certaine qu'à l'intérieur de l'entreprise, il y a des personnes, et certainement plusieurs, qui sont des spécialistes de la question.

Le RGPD, c'est toutes les obligations qui incombent aux propriétaires des sites internet pour organiser le système d'information. Le système d'information doit être structuré de manière à pouvoir répondre au RGPD, c'est-à-dire qu'il doit y avoir des registres qui sont tenus et dans ces registres, il doit y avoir un délégué aux données personnelles. Son rôle, c'est de dire Où sont stockées les données ? Comment est-ce qu'elles sont exploitées ? S'il faut les restituer, comment les restituer ? Donc il y a tout un volet en interne quand on gère des sites sur la mise en place du RGPD.

La numérisation de la collecte nécessite un prestataire mais ne déresponsabilise pas

G.
Au final le RGPD et ses problématiques sont déjà connues à partir du moment où on collecte des données, par exemple physiquement, dans le cadre d'une association qui n'a pas numérisé ses produits. Cependant, la numérisation de ces produits va apporter tout son lot de coûts peut-être financiers ou temporels ou même humains : si l'association est sur du papier, c'est elle qui maîtrise elle-même son propre registre, son stockage, etc. et si elle externalise tout ça en passant par un prestataire pour un stockage informatique, elle va ne plus être maîtresse de tout cela.

C.
En revanche, elle sera responsable, puisque le RGPD fait incomber à celui qui collecte la donnée la responsabilité de la conformité de ce qu'on appelle les sous-traitants au RGPD. Donc c'est à l'association, dans votre cas, de vérifier que les services de numérisation ou d'exploitation par le biais de voies techniques, informatiques, sont conformes au RGPD. C'est une assignation de responsabilité très lourde, en fait. Et c'est vrai que c'est un problème pour les associations de taille modeste, qui souvent n'ont pas de fonds pour cela.

Ancienne présidente et cofondatrice du Mouton Numérique, collectif technocritique s’intéressant aux enjeux portés par les nouvelles technologies, Yaël Benayoun porte une vision critique sur les sujets du travail et du numérique d'intérêt général.

Yaël est également référente « Numérique en Commun[s] » auprès de l’Agence nationale de la Cohésion des territoires et co-autrice de “Technologies partout, démocratie nulle part : Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l'affaire de tous” (Fyp, 2020).

Yaël nous a partagé son point de vue technocritique sur le projet via une interview.

Il faut comprendre les usages en profondeur

Groupe
On a vu, pendant notre analyse à posteriori, des arbres de décision des designers éthiques pour savoir s’il fallait numériser. Est-ce que c'est le genre de choses que tu utilises ?

Yaël
Non, mais je pense que c'est aussi lié à mes missions. Ce n'est pas moi qui vais numériser à la fin, donc j'arrive rarement à ce niveau-là de décision.

Pour moi, très souvent, quand il y a des problématiques qui sont exprimées d'un point de vue technique, il y a 99% de chance que ce soit des problématiques organisationnelles. 

Dans votre cas, je pense que le premier truc qui aurait été intéressant de poser c’est : Qui prend cette charge-là ? Qu'est-ce que ça empêche ? Pourquoi ce n'est pas considéré comme du travail qui est valorisé ? Et pourquoi c'est considéré comme une perte de temps ? Pourquoi c'est important ? De travailler là-dessus, puis d’organiser des discussions individuelles et collectives.

Ensuite, quand je parle à une personne, c'est minimum une heure. Comme ça les gens s’y retrouvent et on récupère bien plus que ce qu'ils auraient jamais exprimé dans un atelier collectif. J’ai aussi un petit rôle de médiation qui, du coup, dépersonnalise les problèmes.

Cohabiter pour mieux comprendre

G.
Dans notre cas, c'était difficile de faire autant d’entretiens. Comment on aurait pu récolter tant d’informations sur les usages ?

Y.
Parfois, demander aux gens de prendre une heure ou plus, c'est pas si simple que ça. J'observe de plus en plus des collectifs qui font des résidences. C'est-à-dire qu’ils s'installent dans l'association.

Ils assument que pendant une semaine ils sont à côté et tous les jours, ils y vont. Ce qui fait que ça te permet de choper les gens qui sont là et d'avoir des entretiens informels qui créent des relations de confiance. Ça peut être des entretiens informels qui deviennent des entretiens plus formels après.

Les usagers peuvent créer leur cahier des charges

G.
Notre travail aurait plutôt dû être d’accompagner l’association à trouver sa solution ?

Y.
Entre autres. Par exemple, je me rends plusieurs fois dans un village où j’étudie les moyens de transports. Je fais une dizaine de jours à chaque fois. Donc il y a ce côté un peu immersion. La deuxième fois, je leur ai fait un petit atelier dans le bar du coin, et je leur ai juste présenté ce truc que moi j'avais observé, juste le fait qu'il y ait des gens qui n'ont pas de voiture, j'avais juste présenté ça. Ils ont vraiment parlé pendant une heure tout seuls, et ils ont abouti sur « on va tester une forme de covoiturage ». Et ils ont mis des contraintes. Il faut que ce soit local, parce qu'il faut qu'on connaisse les gens. Il faut quand même une contrepartie financière, parce que sinon, on a l'impression de profiter. Ils ont fait eux-mêmes leur cahier des charges.

Une solution peut avoir des effets de bord sociaux

G.
On a eu une interrogation sur le clivage que pouvait apporter une solution numérique. On ne peut pas forcer l’usage du numérique.

Y.
C’est plus global. Par exemple, tu as quelqu'un qui n'utilise pas le numérique. En revanche, le fait qu'elle ne l'utilise pas, ça a des conséquences sur ses collègues. Sa charge de travail glisse sur les collègues vu qu’eux utilisent le numérique.

Ce sont vraiment des questions d'organisation, de reconnaissance du travail qui est effectué. Autre sujet rarement pris en compte, quand on passe sur des solutions numériques, il y a des travaux ingrats comme remplir des tableaux ou remplir des données. Ça, c'est du travail qui n'est pas considéré comme du travail.

G.
Dans notre cas, il y avait la question de l'hybridation. Si on propose une solution numérique, il y aura sans doute toujours la solution papier qui sera utilisée. De ce que tu expliques, il pourrait y avoir des tensions qui émergeraient entre les personnes qui utiliseraient la solution numérique et des personnes qui utiliseraient la solution papier, avec peut-être l'une des deux solutions qui est plus simple à utiliser et qui demande donc moins d'efforts ?

Y.
Peut-être. Ou en tout cas, une solution qui serait moins reconnue. C’est vraiment une question. Mais peut-être que dans un cas, on peut dire que ceux qui utilisent la solution numérique vont avoir l'impression de faire plus de travaux ingrats. C'est un cas qui revient souvent dans les associations. C'est que les bénévoles ne viennent pas toujours pour être sur des ordis. Ils viennent pour faire des choses, être avec les enfants etc.

Agnès Crepet est tech lead chez Fairphone, une entreprise qui propose des téléphones plus responsables et durables. Elle est responsable de la partie longévité de leurs produits.

Agnès Crepet est également impliquée dans des collectifs et communautés, comme le mouton numérique ou MiXiT qu’elle a co-fondé, collectif militant pour plus de diversité et d’éthique dans la tech. 

À travers cette interview, nous voulions avoir son point de vue sur la longévité des périphériques notamment, qui a été une des raisons nous poussant à ne pas numériser.

La durée de vie des appareils Android est à peu près de 2 à 3 ans

G.
À travers cette interview, nous voulions avoir un point de vue sur la longévité des périphériques notamment, qui a été une des raisons nous poussant à ne pas numériser. Est ce que vous pensez que la durabilité des équipements numériques s'inscrive dans une démarche de dénumérisation ?

A.
En tout cas, une démarche plus responsable parce que quelque part, quand vous allongez la durée de vie des appareils, ça veut dire que vous en produisez moins. Disons que vous arrivez à garder votre smartphone 10 ans, ça veut dire que vous n’allez pas en acheter 3 ou 4 comme ça peut l'être en moyenne, la durée de vie des appareils Android c'est à peu près 2 à 3 ans.

En ce sens là, il y a moins de consommation des ressources nécessaires à la numérisation. En ce sens, on peut parler de dénumérisation, mais ça ne présage pas forcément un usage moins intense de l'appareil par la personne. C'est toujours mieux d'allonger la durée de vie des appareils, ça, c'est sûr, ça permet de consommer moins de ressources minérales, moins de métaux...

Si vous utilisez votre téléphone 10 ans vous divisez par 3 la consommation d'un appareil même si sa durée de vie est de 2 à 3 ans. Mais ça veut pas forcément dire que la personne qui utilise le téléphone pendant 10 ans va moins se connecter qu’un autre. Si ce n’est que, peut être, quand vous allongez la durée de vie des appareils, sur les dernières années, il faut accepter que l’appareil soit moins puissant, ce qui peut vous inviter à une déconnexion.

Les tablettes posent des problèmes de maintenance

G.
Et par rapport à notre cas, avant de lancer notre projet d'application, nous avons fait le tour de leurs équipements numériques. Nous avons été informés que l'association avait deux tablettes, dont une qui était déjà cassée et l'association prévoyait d’acheter 4 tablettes par la suite. Nous nous sommes posés cette question après coup : Proposer une solution entièrement numérique à des enfants qui abîment déjà les tablettes, était-ce une bonne idée ?

A.
Je pense que ce n'est pas forcément nécessaire de mettre des tablettes dans les écoles publiques. Au regard des moyens qu'on a aujourd'hui dans l’éducation nationale il vaudrait mieux mettre plus d'enseignants que des tablettes. Surtout que ça pose un problème de maintenance, elles peuvent non seulement se casser mais elles peuvent aussi être mal entretenues au niveau des logiciels, entrainant une mauvaise utilisation voir pas d’utilisation du tout des tablettes.

On devrait tous se questionner sur le besoin d'une solution numérique

G.
De manière plus générale et pour notre cas, avons nous bien fait de ne pas continuer l’application ? A.
Oui, je pense qu’il y a d'autres solutions plus pertinentes que la numérisation, en général. Je pense que ce n’était pas inintéressant de requestionner le besoin de l'association, ce qu’on devrait tous faire, le techno-discernement, savoir si c’est vraiment nécessaire d’avoir une solution numérique.

Nous sommes un groupe d'étudiants dans les métiers du multimédia et de l’Internet. Pourtant nous n’avons pas numérisé. Il y a un an, nous nous empressions de faire une solution numérique éco conçue pour répondre à un problème. 

Aujourd'hui, avec du recul, des connaissances supplémentaires et une nouvelle vision, nous nous demandons s’il est nécessaire de numériser.

Comme le dit Gauthier Roussilhe "La plupart des ressources étudiées se concentrent sur la question « comment numériser ? » plutôt que « est-ce qu’il faut numériser ? ». Sans cette étape fondamentale de la démarche d’écoconception, les étapes suivantes pourraient plutôt se résumer à de l’optimisation qu’à de l’écoconception."

Ressources supplémentaires

Quand faut-il numériser ? - lien externe

Matrice d'externalité - lien externe